Pourquoi les distributeurs renforcent encore leurs achats européens

Rédigé le 21/11/2023


Pour la première fois, Système U adhère à une centrale d'achats européenne, Everest, rejointe aussi par Jumbo. Ahold Delhaize vient renforcer celle créée par E. Leclerc et Rewe. Carrefour marche seul avec Eureca. Face à la concurrence sur les prix, les distributeurs s'organisent.

Coup sur coup, le mercato a été relancé. Le 28 septembre, les supermarchés néerlandais Jumbo annoncent rejoindre la centrale d'achats Everest basée aux Pays-Bas, aux côtés de l'e-commerçant Picnic, de l'allemand Edeka et du français Système U, ainsi qu'Epic, centrale de services installée en Suisse; le lendemain, le 29, Ahold Delhaize, leader de la distribution au Benelux, officialise son rapprochement avec le français E. Leclerc et l'allemand Rewe pour négocier au sein d'Eurelec, centrale d'achats dont le siège est à Bruxelles depuis 2016. En un ralliement, Eurelec voit son poids, soit sa capacité à peser face à la quarantaine de multinationales avec lesquelles elle négocie les tarifs chaque année, passer de 125 à 212 milliards d'euros. Certes, les trois distributeurs se connaissent déjà au sein de Coopernic, l'une des premières centrales de services créée en 2006,mais c'est à la fois un joli coup pour le premier distributeur français et aussi le signe que la centralisation européenne des achats, qui ne paraissait plus à la mode, revient en force.

Contrebalancer l'impact des monopoles

Si les distributeurs ont pris le parti de massifier les achats des produits qu'ils vendent à l'échelle européenne au tournant des années 2000, ce n'est pas un hasard. Face à des industriels, comme Unilever, Nestlé ou Coca-Cola, présents dans plusieurs pays et hégémoniques sur leurs marchés respectifs, ils se sont organisés. Prenez les soft-drinks : le premier industriel détient 65 % du marché, selon Eurocommerce ; sur la pâte à tartiner, le numéro un contrôle 68 % des ventes et, sur les lessives, les trois premières marches du podium sont accaparées par 75 % des acteurs. L'association représentant la distribution au niveau européen a ainsi calculé que ce qu'elle qualifie de « rentes de quasi-monopole » pèse 14 milliards d'euros par an. Une somme qui, selon elle, pourrait être répercutée aux consommateurs si plus d'économies d'échelle pouvaient être faites, via notamment une globalisation des achats. « Les industriels sont en position de force en Europe, car les magasins ne peuvent passe passer de certaines catégories de produits, explique la directrice générale d'Eurocommerce, Christel Delberghe. Les distributeurs ont autant de conditions d'achat que de pays. La massification des achats permet de contrebalancer l'impact de ces monopoles. »

L'inflation ne fait qu'accélérer le mouvement et la nécessité de s'allier. Le PDG de Système U, Dominique Schelcher, pointe les écarts de prix entre les pays européens. « Des acteurs comme Normal ou Action arrivent en France avec des pâtes à tartiner ou des produits d'hygiène-beauté à un prix sur lequel nous ne pouvons pas nous aligner. » Et de citer une boîte de pastilles pour lave-vaisselle Finish vendue 5,95 € en France et 2,29 € en Allemagne. « Nous n'acceptons pas de ne pas pouvoir nous battre à armes égales avec d'autres enseignes », poursuit-il.

En ligne de mire, Lidl Schwarz et Aldi qui massifient leurs achats de grandes marques en Allemagne pour les pays dans lesquels ils sont présents. D'où l'adhésion, en 2022, de la coopérative U à Everest et à Epic. Une quarantaine de fournisseurs, toutes de grandes marques, se voient proposer pour les négociations qui démarrent de passer par ces superstructures. Une première pour U, habitué aux centrales de services (Envergure avec Carrefour, AMS ou EMD) et non d'achats. « Pour que les industriels y trouvent leur intérêt, il faut leur offrir un maximum de volumes », précise le patron de U, qui estime à trois ans la durée pour atteindre ces objectifs d'économies d'échelle. Car si les alliances se font vite, elles se défont aussi rapidement. « Lorsqu'il y a beaucoup d'enseignes qui y adhérent, elles ont tendance à se transformer en usine à gaz et les industriels n'y trouvent plus leur intérêt », note un expert. La puissance d'Eurelec tient à son nombre restreint d'acteurs, deux, puis maintenant trois. L'arrivée d'un groupe intégré, Ahold Delhaize, aux côtés de deux indépendants, peut étonner... et s'avérer plus compliquée. S'allier avec des entreprises semblables, des coopératives, ou familiales, facilite les choses. Pour Dominique Schelcher, c'est même fondamental : « Nous parlons le même langage. »

Ne pas générer encore plus d'inflation

De leur côté, les distributeurs intégrés font de plus en plus cavalier seul, comme Carrefour ou Auchan. En 2022, le premier a créé un bureau d'achats européen à Madrid. Son nom : Eureca. Objectif : faire vivre son « G6 », les six pays européens où il est présent. Vis-à-vis des grandes marques, Eureca joue un rôle de référencement et d'achat pour ces six pays. Avec, à la clé, un seul interlocuteur, un contrat unique et un seul process administratif des commandes. Quatre fournisseurs ont dit oui, Carrefour en vise une quinzaine en 2024. Moins présents à l'étranger que par le passé, les groupes intégrés essaient d'écraser les prix par les volumes et les gains à l'achat. Ce n'est pas gagné. Selon un expert, « dans le retail alimentaire, l'Europe n'existe pas. Pour un industriel, le fait d'être fort comme E. Leclerc en France est plus important qu'être international comme Carrefour ».

Les distributeurs se tromperaient-ils de combat ? Assurément, à entendre Richard Panquiault, directeur général de l'Institut de liaison des entreprises de consommation (Ilec). « Ils jouent à un jeu dangereux en voulant aligner les prix dans tous les marchés européens, sans tenir compte des forces et faiblesses de chaque marché. Or, ce besoin d'alignement risque de générer encore plus d'inflation. » Le député Frédéric Descrozaille a été sensible à ces arguments et a proposé dans sa loi adoptée le 30 mars que le droit national s'applique à tous les produits vendus en France, y compris ceux négociés via les centrales d'achats européennes. « Une violation du droit des contrats et de la libre circulation des biens et des services », tonne Christel Delberghe. « Banques, aéronautique, téléphonie : tous ces secteurs peuvent bâtir des alliances européennes, mais pas la grande distribution », s'étonne Michel-Édouard Leclerc. Commentant l'arrivée d'Ahold Delhaize dans Eurelec, le président du comité stratégique des centres E. Leclerc ajoute : « C'est essentiel de se regrouper, pas seulement pour faire des économies d'échelle mais aussi pour la vision de chacun. Par exemple, nous pouvons imaginer rapprocher les centres de production pour mieux produire. »

Avant d'en arriver là, il y a du chemin à faire. Nécessaire, voire incontournable aux yeux des distributeurs, la massification des achats peut s'avérer délicate dans la réalité. « Dans la pratique, peu savent le faire, analyse un consultant. Il faut tenir compte du poids de chacun, de chaque pays, tout en respectant les prérogatives des acheteurs basés en France. Ce n'est pas l'acheteur installé à Genève ou au Luxembourg qui va orchestrer les plans de promotions de chaque pays européen. » Les choses se complexifient encore sous l'effet du législateur français qui voit d'un mauvais œil l'existence de ces centrales. Une mission gouvernementale va plancher sur les relations commerce-industrie avec, bien sûr, un fort questionnement sur le cadre légal des négociations commerciales. Et notamment la question de savoir lequel s'impose entre le droit français et un droit étranger (néerlandais, par exemple) dès lors qu'intervient une vente dans une centrale d'achats internationale. Le débat est donc loin d'être clos...

Magali Picard