Déconfinement : “il serait dommage de retourner vers une organisation du travail hyper-procédurale”

Rédigé le 03/06/2020


Marie Pezé, psychanalyste et experte auprès de la cour d’appel de Versailles, a fondé en 1997 le réseau “Souffrance et Travail”, qui regroupe aujourd’hui 150 consultations. En février dernier, peu avant l’épidémie de coronavirus, elle désignait le principal responsable du malaise qui frappe les entreprises : “l’oligarchie du chiffre”. Trois mois plus tard, selon elle, la crise du Covid-19 ne devrait guère améliorer les choses.

Avec un télétravail conforté par le confinement et une crise majeure, la situation a-t-elle évolué en matière de souffrance au travail ?

Plus qu’une crise, c’est une situation inédite à laquelle notre pays est confrontée. Cette pandémie a chamboulé l’organisation du travail, du jour au lendemain. Fin mars, nous avons pu assister à la mise en place, dans l’anarchie, de quelque chose que les salariés réclamaient depuis longtemps : le télétravail. Sauf que le travail à distance ne se pratique généralement pas tous les jours, et qu’il nécessite un cadre balisé et des outils fournis par l’entreprise.

Les salariés se sont en fait retrouvés face à un télétravail forcé et imposé. Avec, de surcroît, cette contrainte supplémentaire de devoir garder leurs enfants. Le confinement a généré le meilleur comme le pire. D’un côté, des métiers jusque-là cachés et considérés comme secondaires ont repris une place centrale. Nous avons redécouvert nos caissiers et nos infirmières. Nous avons aussi redécouvert la possibilité de passer plus de temps avec notre famille, ainsi qu’un rythme plus physiologique ; sans transports, ni accélération du temps.
 

Mais en dehors de cela, les femmes ont vu ce qu’elles vivaient déjà au travail s’aggraver : une grande porosité entre vie professionnelle et vie privée et des difficultés à s’occuper des enfants en parallèle de leur carrière. J’en ai croisé beaucoup qui étaient contraintes de télétravailler entre 23 heures et 3 heures du matin, car le reste de la journée, elles s’occupaient des enfants et de la cuisine.

Plus globalement, certaines personnes en burn-out avant le confinement ont pu se reposer avec le chômage partiel. Au départ, des cas d’épuisement professionnel ont pu être évités. Mais rapidement, la situation s’est dégradée. Aujourd’hui, de nombreuses personnes sont à bout. Dans le réseau Souffrance et Travail, nous nous attendons à gérer de nombreux cas de décompensation.

Quel impact psychologique le télétravail contraint a-t-il pu avoir sur les salariés ?

Le confinement n’a guère changé les choses en matière de management et d’organisation du travail . Les managers se sont globalement montrés exemplaires. Ils ont accepté de perdre la main sur leurs salariés. Mais malgré cela, les gens ont continué à beaucoup travailler, dans la représentation qu’ils avaient d’un hyper-contrôle de l’employeur. Certains ont même vu leur densité de travail exploser. Très peu de salariés se sont en fait autorisés à ralentir.

Au bout de plusieurs semaines, les salariés qui ont fini par apprécier le fait de ne plus avoir besoin de se déplacer et de subir des choses négatives au travail, ont fini par regretter le bureau. Il est apparu que le fait de discuter avec ses collègues en chair et en os manquait à beaucoup de gens. L’isolement et la dilution des liens en a plongé certains dans un profond mélange d’angoisse et de lassitude. Les bons comme les mauvais côtés de l’entreprise ont été accentués. Nous avons été privés de la pression, de ceux qui nous hérissaient le poil dans le bureau d’à côté, de l’agitation de l’open space. Mais au bout d’un moment, nous nous sommes aussi retrouvés devant une situation où le travail ne remplissait plus sa fonction de socialisation, voire d’épanouissement.

La généralisation du télétravail est-elle désormais souhaitable ?

Il est évident que certaines entreprises souhaiteront garder leurs salariés en télétravail afin de faire des économies, et seront tentées d’imposer un travail à distance systématique. Les employeurs étant soumis à l’obligation de sécurité, ils pourraient aussi continuer à développer ce système par peur que leurs collaborateurs soient contaminés.

Alors que les gens auraient besoin de sortir, le travail à la maison risque donc de rester de mise. Or, trop de télétravail ne ferait que lui retirer ses aspects positifs, pour renforcer ses travers, de l’absence de socialisation au risque de ne jamais déconnecter.

Toute situation qui s’éternise et qui n’est pas variée devient forcément facteur de risques psychosociaux (RPS). Travailler chez soi à l’infini, derrière son ordinateur, n’est ni sain ni viable. Sans interactions ni socialisation, le travail perd ses promesses. Les gens doivent donc pouvoir retourner 1 jour ou 2 par semaine au travail.

L’employeur a l’obligation de protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Mais il devra discuter des solutions à trouver avec les partenaires sociaux, la Médecine du travail et les représentants du personnel, car seule la délibération collective prime face aux RPS.

Celle que vous considérez comme responsable de la souffrance au travail, l’oligarchie du chiffre, pourrait-elle être confortée par le télétravail, qui donne la primauté aux résultats ?

L’importance des chiffres n’a jamais cessé. La grammaire chiffrée ainsi que le contrôle du travail devraient se poursuivre. D’autant plus facilement que lorsque vous êtes connecté chez vous, votre employeur sait quand vous travaillez.

La folie de la quantification du travail est la source la plus importante des risques psychosociaux dans ce pays. Car les objectifs chiffrés que l’on vous donne ne tiennent pas compte des difficultés que vous rencontrez. Les choses ne vont donc pas s’arranger avec le télétravail généralisé. Qui plus est si l’on nous demande de travailler plus pour lutter contre la crise.

 

Face au retour au bureau qui s’annonce in fine, les dirigeants devront-ils se poser en protecteurs de leurs salariés ?

Ils devront faire preuve d’empathie et de bienveillance, mais surtout laisser le temps à leurs collaborateurs de retrouver leurs marques. Certains ont perdu leur endurance. Nous avons tout de même ralenti nos rythmes pendant plus de deux mois. Et s’il faut retrouver la frénésie nécessaire à la vie moderne, beaucoup de gens risquent d’exploser en plein vol.

Les entreprises, plus que jamais, devront donc écouter leurs salariés, leur ressenti, mais aussi la façon dont ils ont souvent fait preuve d’ingéniosité face au réel du travail. Ils ont démontré leur débrouillardise, leur autonomie, et il serait dommage de retourner vers une organisation du travail hyper-procédurale et rigide.

par Fabien Soyez