Coronavirus : comment la grande distribution recrute des auto-entrepreneurs face à la crise

Rédigé le 09/04/2020

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Des enseignes de grande distribution (dont Leclerc, Casino et Monoprix) ont embauché des auto-entrepreneurs pour s'adapter au contexte d'épidémie de coronavirus. La légalité de ces recrutements est douteuse, alors qu'ils se font sur des postes identiques à ceux occupés par des salariés.

Les plateformes de petits boulots auxquelles ont recours ces enseignes constituent un pan méconnu de l'ubérisation, qui s'est développé dans l'ombre des services de VTC et de livraison de repas. Des entreprises y publient des offres d'emplois (appelés "missions") à durée variable, de quelques jours à plusieurs mois, auxquelles répondent des auto-entrepreneurs. Les recruteurs paient ensuite les heures effectuées, sur lesquelles les plateformes prélèvent une commission de l'ordre de 20%. C'est que le service proposé va au-delà d'une simple mise en relation. StaffMe, fondée en mai 2016 et pionnière du secteur, assure par exemple "la sélection des profils adaptés au besoin du Client" en filtrant elle-même les auto-entrepreneurs à qui elle transmet les offres, comme indiqué dans ses conditions générales. La plateforme dispense aussi les parties de toute formalité administrative : aucun contrat n'est signé directement entre les micro-entrepreneurs et les entreprises, mais seulement "tacitement conclu" au moment du recrutement.

"Le nombre de missions dans le secteur (de la grande distribution) a fortement augmenté, en passant de 500 à 1.200 par semaine."

Sans être nouveau, le recours à ces services s'est intensifié dans les supermarchés depuis le début du confinement. "Nous sommes déjà spécialisés sur la grande distribution en temps normal, indique Yann Massol, cofondateur de la plateforme JobyPepper. Mais le nombre de missions dans le secteur a fortement augmenté, en passant de 500 à 1.200 par semaine. Et ces embauches se font à environ 40% sur des auto-entrepreneurs, en sachant que nous proposons également des CDD et de l'intérim".

StaffMe semble également avoir vu affluer les demandes, à en juger par des annonces diffusées sur Facebook ces dernières semaines. "StaffMe cherche des étudiants pour des jobs dans une enseigne de grande distribution à Paris et IDF : hôte de caisse, agent polyvalent, vente", indiquait par exemple une offre publiée dans le groupe "Jobs à Paris" le 22 mars. Le compte à l'origine de cette publication ("Goulven Pbd") semble appartenir à Goulven de Pontbriand, qui se présente comme le "Talent Acquisition Manager" de la plateforme sur Linkedin. D'autres annonces de missions en grande distribution estampillées StaffMe ont été diffusées entre le 17 et le 24 mars, à destination de différentes villes et régions : Colmar, Nice, Reims, Brest, la Savoie et la Haute-Savoie.

"CRISE TERRIBLE"

Quelles sont les enseignes concernées ? Un auto-entrepreneur interrogé par Marianne témoigne avoir travaillé pour Leclerc depuis le début du confinement, comme l'atteste une confirmation reçue par mail qu'il nous a transmise (voir ci-dessous). Trois autres indépendants nous indiquent avoir été embauchés par Monoprix. Cette dernière enseigne reconnaît cette pratique, et précise même qu'elle n'est pas nouvelle : "Nous faisons parfois appel à ces jeunes indépendants en dehors de cette crise terrible pour des prestations de très courte durée (...). C'est cette expérience réussie qui nous permet aujourd'hui de développer ce dispositif", développe Monoprix auprès de Marianne. Nous avons également contacté Leclerc, qui n'a pas voulu donner suite à notre demande.

Maison-mère de Monoprix et Franprix (marque déjà épinglée par StreetPress pour le recrutement d'auto-entrepreneurs), Casino reconnaît elle aussi avoir eu recours à cette pratique via StaffMe. Mais seulement depuis le début du confinement, et dans un volume qui a "représenté moins de 0,5% des heures totales réalisées en renfort", précise l'enseigne auprès de Marianne. Parmi les clients actuels de JobyPepper, Yann Massol mentionne "certains magasins Carrefour et Intermarché", sans indiquer si ces marques ont recruté des indépendants, des intérimaires ou des salariés en CDD. Sollicitées par Marianne, les deux entreprises ont rejeté nos demandes de précisions.

Les enseignes justifient l'embauche d'auto-entrepreneurs par le contexte exceptionnel lié à l'épidémie de coronavirus. Monoprix évoque ainsi "la forte demande [des] clients", avec une "gestion tendue des flux en logistique et en passage en caisse", et "les arrêts de travail des parents devant garder leurs enfants". Le recrutement d'indépendants s'est d'ailleurs fait en dernier recours, assurent Monoprix comme Casino, cette dernière précisant avoir d'abord activé "plusieurs leviers prioritaires" dont "le recours aux heures supplémentaires" et à "des contrats intérimaires (type CDI étudiant)". Casino affirme également que "cette pratique ne sera pas renouvelée", l'entreprise ayant "décidé de ne plus recourir aux services de cette société [StaffMe, ndlr]". Monoprix va moins loin : l'enseigne se contente d'indiquer que le recrutement d'indépendants "n'a pas vocation à être pérennisé post-covid sous une autre forme que celle précédant cette crise". Ce qui suggère que des auto-entrepreneurs continueront à travailler dans les magasins de la marque.

SALARIÉS DÉGUISÉS

Certains auto-entrepreneurs ont intégré les équipes des supermarchés au début du confinement. C'est le cas de Quentin*, inscrit sur StaffMe : "J'ai travaillé chez Monoprix pendant trois semaines jusqu'à samedi dernier [le 4 avril, ndlr], en tournant sur trois magasins de la région lyonnaise. Il y avait d'autres auto-entrepreneurs avec moi, j'en ai vu sept en tout", raconte cet étudiant en hôtellerie-restauration de 19 ans. D'autres indépendants étaient déjà présents sur place, et ont vu leurs heures augmenter. "Je travaille depuis deux mois dans un Leclerc. J'y suis plus de 30 heures par semaine depuis le début du confinement, contre 20 à 24 heures avant. Et c'est pareil pour les quatre autres auto-entrepreneurs qui sont là avec moi", explique Luc*, qui vit en région parisienne. La période de travail dans une même entreprise peut être divisée en plusieurs missions de durée variable. Elles sont de quelques heures seulement dans le cas de Luc : "Leclerc met chaque semaine sur le site de JobyPepper les créneaux pour lesquels nous devons postuler".

Les auto-entrepreneurs que nous avons interrogés indiquent avoir été recrutés sur des postes identiques à ceux occupés par des salariés de Leclerc et Monoprix. "Je fais de la mise en rayon et de la préparation de commandes avec des employés en CDD et en CDI, indique Luc. On travaille dans les mêmes conditions, on nous a fourni les mêmes protections par exemple". De façon similaire, Quentin témoigne avoir été encadré au même titre que les autres employés de Monoprix : "J'ai travaillé sur les livraisons et les mises en rayons, avec des horaires de travail fixés par le magasin jour par jour. J'avais un supérieur qui m'a donné des tâches à faire et veillait à ce qu'on respecte les consignes sanitaires, comme de rester à un mètre d'écart".

LA QUESTION DU "LIEN DE SUBORDINATION"
 

Ces pratiques posent question d'un point de vue légal. Une prestation réalisée en tant qu'auto-entrepreneur est censée exclure un "lien de subordination" à l'égard du client, sans quoi elle peut être requalifiée en contrat de travail. Un tel lien est "caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres (...), d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements", rappelait la Cour de cassation dans un arrêt du 4 mars 2020. La juridiction ajoutait qu'un "indice de subordination" peut être constitué par "le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution".

Plusieurs de ces critères semblent réunis dans le cas de nos auto-entrepreneurs en supermarché. "Leur mission est susceptible d'être requalifiée en contrat de travail avec les enseignes, conclut Fabien Masson, avocat en droit du travail et spécialiste de l'auto-entrepreneuriat. Étant donné qu'ils se trouvent dans la même équipe que des salariés et travaillent dans les mêmes conditions, qu'est-ce qui justifierait un statut différent ?" Mais le risque de poursuites en justice est faible, étant donné l'avantage limité que pourraient en tirer les indépendants. "Ils ne vont pas payer des honoraires et s'engager dans de longues procédures pour requalifier un contrat de deux mois, raisonne Fabien Masson. En revanche, l'Inspection du travail ou l'Urssaf pourraient intervenir".

En cas de poursuite, la responsabilité des plateformes pourrait aussi être engagée. Car elles sont loin de se limiter à un rôle d'intermédiaire, par exemple en sélectionnant les profils et en gérant les formalités administratives. StaffMe a également mis en place un système de notation : après chaque mission, le client est invité à évaluer l'auto-entrepreneur, sur une échelle d’une à cinq étoiles. La moyenne des évaluations s'affiche sur le profil des indépendants, consultable par les entreprises. Mais pas seulement : en cas de mauvaise note et "sans justificatif" envoyé à la plateforme, ils "ser[ont] malheureusement pénalisé[s] et [recevront] moins de missions", avertit StaffMe dans un message envoyé à ses utilisateurs, que nous avons pu consulter. Ces indications suggèrent que les notes servent de paramètres à l'algorithme de sélection, et que leur utilisation s'apparente à une sanction. "StaffMe pourrait parfaitement être considéré comme co-employeur, ils vont plus loin qu'une simple mise en relation", estime Fabien Masson.

CLIENTS PRESTIGIEUX

La grande distribution est loin d'être le seul secteur à recourir à des auto-entrepreneurs. La vente en magasin, le service en restaurant ou encore la préparation de commandes en entrepôts sont autant d'activités sur lesquels sont mobilisés des indépendants. Certaines plateformes affichent sur leur site les noms de leurs clients les plus prestigieux : le tableau de chasse de Manners comprend par exemple les Galeries Lafayette, Printemps ou encore Google, tandis que Lagardère et Kusmi Tea figurent sur celui de StudentPop.

En plus des facilités administratives, l'embauche d'auto-entrepreneurs permet aux entreprises de s'exonérer de certaines obligations. "Les indépendants n'ont droit à rien", résume Fabien Masson. Ils ne perçoivent notamment pas d'indemnités en cas d'arrêt de travail et ne peuvent exercer de droit de retrait, soit deux risques en moins pour l'employeur en période d'épidémie. L'embauche d'indépendants peut aussi être moins coûteuse que le recours à des intérimaires, la commission prélevée par les agences d'intérim étant souvent supérieure à celle des plateformes de petits boulots. Par rapport à des salariés en CDD et en CDI, le recours à des auto-entrepreneurs permet également de ne pas payer de cotisations patronales.

Les auto-entrepreneurs profitent de leur côté de rémunérations supérieures à celles qu'ils percevraient sous un autre statut. "Je touchais 13,20€ de l'heure à Monoprix, soit plus que mes collègues en CDI sur le même poste", indique Quentin. Une forme de contrepartie face à de plus faibles protections en cas d'imprévu, les auto-entrepreneurs n'ayant notamment pas droit à l'assurance-chômage. Cette absence de filet de sécurité peut poser problème dans le contexte actuel, alors que de nombreuses activités sont à l'arrêt à cause du confinement : "J'ai travaillé à Monoprix pendant quelques jours au début, mais depuis je ne trouve plus rien sur StaffMe, alors que je travaille tout le temps d'habitude, déplore Sandrine*, une auto-entrepreneuse de 26 ans. Je dois me débrouiller avec le RSA pour payer mon loyer de 880 euros". A moins qu'elle puisse bénéficier du fonds de solidarité mis en place par le gouvernement, qui prévoit une aide de 1.500 euros en cas de baisse de plus de 50% du chiffre d'affaires.

*Les prénoms des auto-entrepreneurs ont été modifiés.

Par Sébastien Grob

 

 
 

Des bras flexibles en période de crise. Des enseignes de grande distribution (dont Leclerc, Casino et Monoprix) ont embauché des auto-entrepreneurspour faire face au contexte d'épidémie de coronavirus, selon les informations de Marianne. Elles ont pour cela eu recours à des plateformes mettant en relation des indépendants avec des entreprises. Cette pratique semble douteuse d'un point de vue légal : les auto-entrepreneurs interrogés par Marianne indiquent travailler dans les mêmes conditions que les salariés des supermarchés, en tant que caissier, chef de rayon ou préparateur de commandes. Et ce alors que les prestations réalisées en tant qu'auto-entrepreneur sont censées exclure tout lien de subordination, sous peine d'être requalifiées en contrat de travail devant la justice.