La politique handicap des entreprises à l’épreuve du Covid-19

Rédigé le 02/10/2020


La crise sanitaire fragilise la dynamique de recrutement et le maintien dans l’emploi des personnes en situation de handicap.

C’est une évolution que Stéphane Marion, restaurateur de la région nantaise, observait jusqu’alors avec satisfaction. « De plus en plus d’établissements de Loire-Atlantique s’engageaient en faveur de l’intégration des travailleurs handicapés. Même des petites structures étaient prêtes à jouer le jeu », explique ce cadre du Groupement national des indépendants de l’hôtellerie-restauration, qui milite de longue date pour leur insertion professionnelle.
Las, la crise liée à l’épidémie de Covid-19 a bouleversé la donne économique. « La préoccupation première de mes confrères est désormais de maintenir leur établissement “hors de l’eau”. La problématique financière va prendre le pas sur les autres, et notamment sur la question du recrutement des personnes en situation de handicap, dont l’employabilité va être fragilisée. »
Des embauches orientées à la baisse dans les entreprises ? « C’est une certitude, tranche Arnaud de Broca, président du Collectif Handicaps. Durant les crises économiques, ces travailleurs sont particulièrement touchés et rencontrent d’importantes difficultés à décrocher un travail et à s’y maintenir. »

Un constat que confirment les données des organismes de placement spécialisés Cap Emploi : « Au premier semestre 2020, on observe une baisse de 19 % des contrats conclus par rapport à un an plus tôt », précise Marlène Cappelle, déléguée générale de Cheops (Conseil national han­dicap & emploi des organismes de placement spécialisés).
Les placements en CDI chutent de 26 % sur la même période. Durant les six premiers mois de l’année, l’une des rares bonnes nouvelles vient de l’apprentissage : « Il n’a pas été impacté, poursuit Mme Cappelle. Il a bénéficié des dispositifs de soutien déployés. » Elle se veut toutefois prudente : « Une telle tendance demandera à être confirmée au second semestre. »
Réduction des postes à pourvoir
Les recrutements en intérim ont, quant à eux, fortement diminué. « Un retournement complet de situation s’est produit, déplore Julia Barone, directrice générale d’Up’interim, une agence consacrée aux travailleurs handicapés en Bretagne. Avant la crise, la difficulté principale était le “sourcing” des candidats. Désormais, c’est la prospection commerciale auprès des entreprises, les besoins en recrutement étant bien moins importants qu’avant la crise, même si une reprise s’est dessinée en septembre. »
Une évolution également constatée par Alexandre (pour préserver leur anonymat, certaines personnes ont témoigné sous leur seul prénom), un intérimaire poitevin de 38 ans, atteint de troubles schizoïdes. « Le changement a été très brutal. Avec la crise, les offres ont disparu et les appels pour me proposer une mission ont cessé », regrette-t-il.

Cette chute s’inscrit dans un contexte de réduction générale des postes à pourvoir, tous publics confondus. Il arrive que les postulants en situation de handicap souffrent de fragilités supplémentaires. A l’heure de la crise sanitaire, « certains dirigeants considèrent que les recruter constituerait une difficulté de plus », explique M. de Broca. Un entrepreneur confirme : « Des dirigeants peuvent estimer, parfois à tort, qu’ils ne seront pas opérationnels directement et demanderont un accompagnement. D’autres les assimilent à des personnes vulnérables… Cela ne favorise pas les embauches en période de crise épidémique. »
Changer les regards
Avant la crise, « les recruteurs bretons n’avaient parfois pas d’autres solutions que de se tourner vers nous, indique Mme Barone. Ce n’est plus le cas : les demandeurs d’emploi, toutes catégories confondues, sont désormais beaucoup plus nombreux ».
Une situation qui peut toutefois être différente dans certains secteurs toujours en tension, où l’apport des travailleurs handicapés demeure bienvenu. C’est le cas, par exemple, du bâtiment. « Notre secteur attire peu, et beaucoup de nos métiers connaissent par conséquent une pénurie, explique Ingrid Muccignato, référente handicap chez Eiffage Construction. La crise du Covid a donc peu d’impact sur notre politique de recrutement des personnes en situation de handicap. »
Face à la baisse des recrutements, les acteurs du secteur cherchent à communiquer en direction des entreprises. « Nous devons dédramatiser l’embauche des personnes en situation de handicap », résume Mme Barone. Pour Mme Cappelle, « il faut changer les regards, en expliquant que beaucoup d’entre elles peuvent être opérationnelles tout de suite et qu’elles ne sont pas forcément en situation de fragilité ».
Il convient aussi de rappeler aux entreprises qui pourraient être tentées d’avoir une moindre attention à la question du handicap que « ce serait une erreur de balayer des engagements précédemment pris en matière de RSE [responsabilité des entreprises] », appuie Hugues Defoy, directeur du pôle métier à l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph).
Dans le cadre du plan de relance, présenté le 3 septembre, les pouvoirs publics ont annoncé une aide aux entreprises, d’un montant global de 100 millions d’euros. Elle prévoit le versement d’une prime de 4 000 euros au maximum pour toute embauche d’un travailleur handicapé en CDI ou CDD de plus de trois mois. L’Agefiph a, pour sa part, renforcé ses aides pour les recrutements en alternance.
Le maintien dans l’emploi est aujourd’hui un second point de vigilance des organismes accompagnant les travailleurs en situation de handicap. Et pour cause : une enquête Agefiph-IFOP réalisée en mai a montré que, sur cette question, l’implication des organisations s’est révélée très inégale lors du confinement.
Ainsi, 47 % des actifs handicapés indiquaient que leur entreprise n’avait alors pas pris en compte leur situation spécifique pour déterminer les modalités de leur exercice professionnel. De même, 54 % de ceux passés en télétravail assuraient que leur employeur n’avait pas aménagé les conditions de travail à leur domicile, ce qui avait entraîné des difficultés à accomplir leurs tâches professionnelles pour 46 % d’entre eux.
C’est le cas de Pierre, déficient visuel, qui « n’avait pas à [son] domicile les logiciels accessibles qui [lui] permettent de travailler au bureau ». C’est également la situation qu’a vécue Cyril (le prénom a été modifié), également déficient visuel, employé dans un ministère : des équipements techniques lui permettant de lire certains documents lui faisaient défaut.
Edouard Ferrero, président de la Confédération française pour la promotion sociale des aveugles et amblyopes, confirme que « la période du confinement et de télétravail a parfois été très compliquée. Et, en cas de blocage, les salariés ne pouvaient pas, comme au bureau, demander l’aide d’un collègue proche d’eux ».
Quelques mois plus tard, à l’heure de la reprise en présentiel pour de nombreux salariés, les conditions apparaissent toujours dégradées dans de nombreuses organisations. Les auteurs d’une nouvelle enquête Agefiph-IFOP, menée en septembre, décrivent une prise en compte limitée des situations de handicap par les employeurs. Parmi les personnes handicapées considérées comme « vulnérables » par leur entreprise, seulement 22 % affirment que des dispositions particulières ont été prises pour adapter leur poste de travail.
Financement des masques inclusifs
Si des difficultés sont ainsi relevées, certaines sociétés ont toutefois décidé d’engager des actions favorisant le maintien dans l’emploi. Elles ont pu, pour ce faire, bénéficier d’aides déployées à l’occasion de la crise par l’Agefiph ou le Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHFP), comme la prise en charge des coûts liés au télétravail et le financement des masques inclusifs.
« Des actions ont été menées dans plusieurs de nos organismes, notamment pour faciliter le télétravail en adaptant des postes de travail au domicile des collaborateurs et en les équipant en siège ergonomique, en tables à hauteur réglable… », se réjouit Simona Burgio, pilote de la mission handicap nationale du régime général à l’Union des caisses nationales de Sécurité sociale.
Autre initiative : mettre en place un accompagnement pour s’assurer que les personnes concernées ne « décrochent » pas. La caisse générale de Sécurité sociale de Guyane, par exemple, a organisé durant le confinement des appels hebdomadaires en direction des agents en situation de handicap pour détecter d’éventuelles fragilités. Un guide relatif à la mise en œuvre d’une politique globale de prévention de la désinsertion professionnelle a également été déployé afin d’accompagner les directeurs d’organismes et de leur permettre de détecter les situations de vulnérabilité.
« Adaptations de postes à domicile et sur le lieu de travail, aménagements de plannings : des mesures ont également dû être envisagées pour les personnels en situation de handicap dans les établissements d’Elsan », détaille Sandrine Mathis, directrice des affaires sociales du groupe hospitalier privé.

La crise a eu une autre conséquence, plus inattendue : « Des collaborateurs se sont déclarés en situation de vulnérabilité, poursuit-elle, sans qu’ils se soient forcément déclarés en situation de handicap. Cette détection va nous permettre de communiquer avec eux sur cette thématique et de les accompagner le cas échéant. »
Même constat chez Eiffage Construction. « Nous avons pu identifier des salariés handicapés qui n’avaient pas souhaité se signaler jusqu’à présent », explique Mme Muccignato. La crise liée à l’épidémie de Covid-19 pourrait donc, paradoxalement, favoriser la diffusion de dispositifs de soutien grâce à une connaissance plus fine des effectifs. Et renforcer, ainsi, à plus long terme, le maintien dans l’emploi.

Par François Desnoyers